• L'herbe noire

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     Quand nous traversons le petit bois, je commence à me manifester des fois que le chauffeur oublierait de prendre la bifurcation. Je renfonce ma chemise dans mon pantalon et je m'avance vers le milieu du bus avec mon sac à dos et ma valise. L'autocar fonce entre les prés desséchés. Trois mois que je ne suis pas revenu ici. L'herbe est complètement cramée, la terre craquelée comme les copains de l'internat après une bagarre. Les arbres paraissent si poussiéreux qu'on aurait presque envie de prendre un seau et une éponge pour en faire reluire les feuilles ; tu parles d'un boulot… Ici, c'est tout sec mais là où je vais, y a un étang qui résiste à toutes les canicules, une rivière maigrelette, et des sources permanentes un peu partout. Et nos pieds dans la boue tout le mois de juillet, sécheresse ou pas. C’est un creux où l'autocar descend en oubliant ses freins sans se préoccuper des lapins ou des sangliers qui pourraient traîner là. Au fond, vous trouvez trois fermes plus ou moins endormies et une quatrième en suractivité. Voilà, c’est chez nous. Ce hameau, ou du moins ce qu'il en reste, il s’appelle Treunouille. En patois local ça veut dire à peu près : « le trou à grenouilles ». Et des grenouilles et des crapauds, on peut dire qu’il n’en manque pas : un concert de folie toutes les nuits. L’amour, ça y va fort chez les batraciens du coin : les folles nuits de Treunouille. D’ailleurs, quand on y pense, il ne doit guère y avoir que les grenouilles et les crapauds à s’éclater de bonheur, quand ils ne s’éclatent pas sur le goudron des routes sous les pneus des rares bagnoles qui passent.

     Ici, c'est pas le bout du monde, non, on se trouverait plutôt en plein centre… Le centre du Centre. Moi, je dirais qu'on est le nombril de la France et non pas le « trou du cul du monde » comme dit Gérard, et comme l'ont laissé entendre les journalistes en nous prenant pour des australopithèques oubliés par la civilisation… Si vous voulez vraiment nous situer sur la carte, vous tracez le triangle Guéret, Châteauroux, Poitiers, on est là quelque part dans le milieu, à la limite de la Creuse et de la Haute-Vienne. Mais ça n'a pas vraiment d'importance. Des trous comme le nôtre, il en existe des centaines de milliers en France et de par le monde avec nous tous dedans, bien vivants, même si la plupart des journalistes ignorent qu'on existe, sauf quand il arrive un gros fait divers.

     

     

     Cela s’était fait sans qu’elle y pense vraiment. Monter un mur, puis un deuxième, un troisième, cimenter le quatrième sur soi sans porte de sortie, juste une meurtrière. Ce bunker achevé, s’y recroqueviller. Supporter le hurlement qui ricoche contre les murs et la frappe comme une balle. Ce long cri d’agonie qui fuse, se heurte aux murs, rebondit follement et s’amplifie, c’est le sien. Impossible d’y échapper ; impossible de se sortir de là ; elle se bouche vainement les oreilles pour ne plus l’entendre. Il arrache tout à l’intérieur d’elle en lame de faux tournoyante. Ce hurlement silencieux que personne n’entend, qu’elle ne saurait décrire, comment l’exprimer sinon par le dessin ou par les formes que son petit couteau laissait dans le bois tendre ? Ce couteau une première fois confisqué, elle le cachait précieusement. Les éducateurs soucieux et les médecins prudents disaient qu’il est facile de se blesser, de se tuer soi-même, quand les battements de locomotive et les hurlements intérieurs deviennent intolérables. Il lui restait les feutres, les crayons de couleurs, les rames de papier qu’elle couvrait d’une calligraphie étrange qui faisait froncer les sourcils des psychologues. Quand tout était calme, elle naviguait avec un radeau sur son sang épais, vers des chutes dont elle devinait le grondement caverneux, mais en attendant la rivière était lisse et fluide comme une huile noire.

     

     

     

     Ce n'est pas facile les vacances à la campagne entre le Raymond alcoolo mou et la Denise sèche comme une vieille bigote. Avec Denise, y a pas moyen ! Je ne sais jamais comment lui être agréable : quand je suis là, ça ne va pas ; mais si je ne suis pas là, ça ne va pas non plus. Elle veut me garder à portée de regard mais dès qu’elle me voit, elle entre en crise. Si je bricole, elle braille que je casse tout ; si je ne fais rien, elle vocifère que je ressemble à mon père. Pour l’épargner, je m’éclipse discrètement, et je m’efforce de réapparaître en douceur, comme si j’avais toujours été là, près d’elle, comme une image sainte. J’ai bien essayé de me fabriquer une auréole, avec des restes d’éclair ramassés pendant une nuit d’orage, mais il faut se promener avec une batterie pour l’alimenter et qu’elle brille. Bon, je déconne… Les dernières vacances, celles de Pâques, j’ai graissé sa chaîne de vélo (il était l’heure) sans rien lui dire. Moi, je pensais lui faire plaisir, à Denise, lui montrer que j’étais attentionné (je ne peux rien faire pour le pédalier, les roulements sont morts). Résultat : elle s’est foutu plein de cambouis sur le pantalon, et je vous explique pas la sifflante en guise de remerciement. Première conclusion : si vous avez envie de faire plaisir à un proche, méfiez-vous ! C’est peut-être le diable qui vous souffle à l’oreille. Deuxième conclusion : laissez rouiller la chaîne du vélo, ça économise les pantalons.

     

     

    Quand Nana est avec moi, ça va mieux. Denise raffole tellement de Nana que je me demande si elle n’aurait pas préféré accoucher d’une fille. Elle est aux petits soins avec sa nièce. Elle la plaint et tout. Moi, personne ne me plaint puisque je suis le bourreau de ma mère.

    Cette année, les vacances, elles commencent mal. J'ai bien l'impression que ça va être un été pourri. Vasouille, si on pouvait se tirer d’ici !

     

     

      Elle avait vu sa mère éparpiller les médicaments dans le petit lac de boue devant la porte. Le coffret à médicaments que les éducateurs avaient confié à l’ambulancier qui l’avait remis à sa mère qui l’avait retourné et secoué.

     Sans médicament, l’abri en béton redevenait prison. La herse la décapite en rugissant, s’éloigne, revient. Les lames acérées la découpent, ciseaux multiples impatients de la dévorer. Son corps comme une bogue de châtaigne inversée ; les picots sont à l’intérieur, ils la déchirent en dedans. Où est Paulin ? Pourquoi n’est-il pas là ? Cherche Paulin désespérément ! Paulin est comme un arbre, un bon gros chêne familier qui lui tend des branches amicales où se percher, qui la soulage des milliers d’aiguilles qu’elle se lance. Paulin n’est pas là ! S’étend une longue plaine vide, infinie, sans repère. L’horizon est un long cri contenu.

     Ses yeux mordent comme des dents, mais elle l’ignore.

     

     
     

      C'était lui, Gérard Delambre, qui les avait aperçus le premier. Un couple de touristes, peut-être des retraités. Ils tournaient autour de la ferme des Allay avec des mines conquérantes. Gérard avait tout de suite repéré leur camping-car planqué sous les tilleuls de la place. Une plaque d'immatriculation allemande. Des Boches. L’ennemi héréditaire.

     Ils rachetaient les fermes, envahissaient les villages. Une à une, les fermes qui menaçaient ruine tombaient entre les mains de l’Ennemi qui les retapait et mettait des fleurs partout, des roses, des orchidées, des tulipes ! C’était dégueulasse, on n’était plus chez soi. Des villages entiers tombaient aux mains de l’Ennemi qu’il soit allemand, anglais, hollandais, parisien… Avant-hier, les Romains. Hier, les Allemands. Aujourd’hui, les Européens. Demain, les Chinois. Ils étaient cernés mais Treunouille, village irréductible, résistait encore et toujours à l’envahisseur. C’était la guerre permanente.

     La guerre, Gérard n'avait pas connu mais il n’en manquait pas un seul film à la télé. Toutes les cassettes vidéo de Bernard, il les connaissait par cœur. Et puis, d'avoir si souvent entendu son frère, ses parents, ses grands-parents, ses arrière-grands-parents, lui en tartiner les oreilles, que c'était comme s’il l'avait faite ou presque… Parce qu'il n'avait pas connu la guerre… Y avait eu 14-18, 39-45, l'Indo, l'Algérie, le Koweït, l’Afghanistan… On lui donnait quoi, à lui ? Elle était où, sa guerre ? Bernard, il avait eu la chance d’être sélectionné au Koweït et en Afghanistan pour chasser les Arabes dans le désert. Mais à lui, Gérard, on lui donnait quoi ? Il n'aurait même pas droit au service militaire. Et même s'il s'engageait (si on l’acceptait), on ne la ferait pas, la guerre, maintenant qu'on était copains comme cochons avec les Boches.

     Gérard Delambre de Treunouille déclara la guerre ouverte à l'Envahisseur qui venait voler nos fermes.

     

     

     

     Nana comme une apparition à la porte, avec ses lunettes carrées. Dans ses mains, le Mossberg de Gérard… Elle enlève ses lunettes. Une lampe posée à terre l'éclaire par en dessous et… C'est pas un fantôme. C'est la mère Delambre avec vingt ou trente ans de moins. Les cheveux en fil de fer, les cernes noirâtres, la bizarre torsion de la bouche (Gérard a la même, exactement la même). Je rajoute les grosses racines bleues qui courent sur les mollets, les nichons sur le bide, la gueule boursouflée, c'est elle, c’est Josiane ! Ça me fout un choc. Faut qu'on se taille de ce bled pourri ! Faut qu'on se barre d'ici avant qu'elle devienne une vioque et moi un vieux Raymond ou un Delambre, avant que cette boue nous gangrène les veines et le cerveau. Faut qu’on se barre !

     Mon cauchemar me poursuit. Les yeux de Nana. Des yeux de folle. Je lis dans ses yeux mon arrêt de mort. Elle va tirer. Et je remarque seulement alors les marbrures de sang sur ses jambes, sur ses chaussures. Comme si elle s'était amusée à sauter et à patauger dans le ventre d'un cadavre. Elle me regarde sans me voir et, clac-clac ! Elle réarme le fusil. Elle l’abaisse. Je me sens me décomposer. Elle va tirer…

     

     

     Ça remue dans la paille. C'est Gabriel qui se réveille, la gueule toute fripée. Il porte ma casquette. Ma belle casquette Nike, qu’est-ce qu’elle est crade ! J’aurais jamais dû la lui refiler. Je ne me souviens pas lui avoir donnée, d’ailleurs. Il a dû me la piquer. Elle n’est pas moins salopée que son polo de tennis, immonde… Il est moins gaillard qu'il y a deux jours, moins fier, moins beau. Lui aussi est rongé, bouffé. Mais, lui, je m'en fous.

      — Tiens, c'est à toi, il dit en me lançant la 22.

     Qu'est-ce qu'il veut que j'en fasse ? Je la lui relance aussi sec.

      — Qu'est-ce tu veux que j'en fasse ? il répond.

      Un grognement de voiture sur la route. Coup de frein dans la cour. Claquements de portières. Je regarde par une fente de la porte. La Golf des deux cow-boys de Gronneuil, la famille Duracuir, les frères Rouze. Ils ont amené leurs fusils de chasse. Ils prennent l'air pas commode des prédateurs qu'ont pas bouffé depuis longtemps. L'un des deux tâte le cadavre du chien du bout de son double canon.

    On n'est pas les premiers...

      

     

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